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Rome n’est quasiment plus. La guerre contre les ousamas

et le règne éphémère de l’archange Michel ont poussé la papauté chancelante dans les oubliettes de l’histoire. Le dynamisme chrétien nous vient de l’Ouest ; de l’autre côté de l’Atlantique. La chrétienté éprouvait sans doute le besoin de

se régénérer par le nouveau baptême, de se resserrer autour de valeurs simples, pionnières, missionnaires. Le Vatican n’a pas compris, ou trop tard, que les populations trop

longtemps livrées à elles-mêmes cherchaient de nouvelles certitudes. Les pasteurs les leur ont apportées, leur ont montré les chemins glorieux. Faut-il s’en plaindre ? Je pense au contraire que nous devons nous en réjouir. Sous la houlette

de ses nouveaux bergers, l’Occident cessera enfin de battre

sa coulpe et repartira de l’avant, galvanisé, conquérant.

Jules-Jean Jacquin

La Nouvelle Europe Libre

 

Les deux Irakiens et Luc avaient mis une bonne demi-journée à dégager le camion enseveli par l’avalanche. Le soleil n’avait pas réussi à réchauffer l’air glacial soufflé par un vent tourbillonnant, et la neige avait par endroits la consistance de la glace. Le camion avait redémarré après une multitude de tentatives infructueuses. Un miracle. Ali et Hussein avaient réparé la durite fendillée à l’aide d’une colle dont ils avaient réchauffé le tube pour la dégeler. Ils avaient au préalable vidé le contenu d’une caisse de poissons dans les deux caisses restantes et récupéré les planches pour allumer un feu. Après avoir rebouché la durite, ils avaient versé dans les circuits un peu d’eau tiède – de la glace fondue dans une casserole –, puis ils avaient essayé de démarrer. Par chance les deux batteries, la principale et celle de secours, avaient tenu le choc et encaissé sans trop de problème les longues sollicitations du démarreur. Aux premiers toussotements du moteur, Ali avait poussé des exclamations de joie et Hussein tiré une rafale de fusil d’assaut en l’air. Le pot d’échappement avait craché une fumée noire et exhalé une écœurante odeur de gasoil. Le camion s’était extirpé centimètre après centimètre des ornières, surtout éviter le patinage, ils n’avaient pratiquement plus rien à mettre sous les roues, à part le bois des deux dernières caisses de poissons. Juchés sur un talus de neige, Jemma et Luc avaient surveillé la lente progression du véhicule, qui ressemblait à un veau tout juste né essayant maladroitement de se camper sur ses pattes. Lorsqu’il s’était enfin arraché de la portion enneigée pour se lancer sur la piste, Ali avait sauté sur le marchepied et les avait invités, d’un grand geste du bras, à grimper dans la remorque. Ils avaient rattrapé le camion qui s’éloignait au ralenti, Luc avait bondi sur le plancher en prenant appui sur le bord du hayon et aidé Jemma à monter. Ils s’étaient assis dans le fond et étaient restés serrés l’un contre l’autre, enfouis sous trois couvertures, jusqu’à la halte suivante.

« Petrol », déclara Ali en désignant les fumées dans le lointain.

Ils en profiteraient aussi pour acheter de quoi manger (mouvements de deux doigts et le pouce devant la bouche ouverte) et de quoi boire (tasse imaginaire sur laquelle il souffle et dont il boit le contenu). Mais vous deux (index pointé tour à tour sur Jemma et Luc) devrez rester dans le camion, (index tendu vers la remorque), en silence (index posé sur les lèvres) en attendant qu’on reparte (petits coups répétés de la paume sur l’avant-bras). Trop dangereux pour vous de vous montrer là-bas (le fusil d’assaut brandi sur la poitrine de Luc). D’accord ?

Ali attendit que Luc et Jemma approuvent d’un mouvement de tête pour se fendre d’un sourire de satisfaction. Hussein était resté au volant et avait laissé tourner le moteur pendant que son compatriote partageait avec leurs passagers les deux dernières galettes. Ils avaient dû à plusieurs reprises s’aventurer sur le plateau pour éviter des congères drossées sur la piste par les bourrasques et rouler avec prudence sur des étendues dont il était impossible de deviner la consistance. La nuit n’allait pas tarder à tomber, quelques étoiles s’allumaient déjà dans le ciel assombri.

« J’ai l’impression qu’on ne sortira jamais de ce pays de cauchemar, murmura Jemma.

— On n’y est pas si mal, non ? »

Pas si mal ? Malgré le froid qui vous emportait si vous restiez plus de trois minutes immobile ? Malgré le vent qui s’acharnait sur vous jusqu’à vous dépecer, vous éparpiller ? Malgré les coulées de neige qui fondaient sur vous comme de gigantesques ailes ? Jemma devait pourtant reconnaître qu’elle n’avait pas baigné depuis très longtemps – depuis toujours ? – dans une telle sérénité. Ce « pays de cauchemar » lui avait même apporté bien davantage qu’il ne lui avait coûté : il lui avait permis de passer de longues heures en tête à tête avec elle-même, de reprendre contact avec sa fille disparue, d’oublier ses désastreuses liaisons précédentes, de se rapprocher de Luc, de s’exposer, de se mettre en danger. Quelques calories, des heures d’angoisse, un peu de souffrance, des préjugés, des modèles, des habitudes, un confort étouffant, des murs épais et de vieilles constructions psychologiques, voilà ce qu’en échange elle avait dû abandonner. Elle avait mué, abandonné sa vieille peau sur ces étendues prisonnières de la glace et de la neige, elle ne s’était jamais sentie aussi alerte, aussi libre.

Leur arrivée dans la petite ville ne passa pas inaperçue malgré l’obscurité. Une multitude vociférante se pressa autour du camion. Luc et Jemma, déjà allongés au fond de la remorque et cachés sous les couvertures, crurent qu’ils allaient le renverser. Les voix d’Ali et d’Hussein parvinrent à dominer le tumulte et à ramener un début de calme. Des hommes grimpèrent dans la remorque, aux moins deux, et tirèrent une caisse dont le fond racla les lattes disjointes du plancher. Un éclat de lumière se coula dans les jours des couvertures. Jemma entrevit le visage de Luc à quelques centimètres du sien. Le brouhaha reprit de plus belle, puis s’éloigna peu à peu et se transforma en un bourdon grave. Jemma se détendit et entreprit de soulever les couvertures de quelques centimètres. Luc la saisit par la taille et la maintint serrée contre lui pour l’empêcher de bouger. Ils ne risquaient rien pourtant, les Irakiens s’étaient débrouillés pour entraîner les habitants de la ville loin du camion. Jemma resta un moment à l’écoute de la nuit. Aucun bruit dans les environs proches, aucun crissement de pas sur la neige, aucune autre respiration que celle de Luc, un peu plus forte que d’habitude. Elle étouffait sous ses couvertures, elle commençait à manquer d’air. Elle voulut se dégager, mais les frottements de sa parka sur le manteau de cuir déchirèrent le silence et la pétrifièrent.

Les lèvres de Luc inondèrent d’air tiède son oreille.

« Ne bouge pas, ils ont sans doute laissé des sentinelles près du camion. »

Elle crut que son chuchotement, d’une netteté incroyable, s’était élevé à l’intérieur de son corps.

« Tu n’es pas bien, avec moi ? » ajouta-t-il.

Elle n’eut qu’à tourner légèrement la tête pour l’embrasser, pour oublier la puanteur de poisson et de tissu moisi, la dureté du plancher, la douleur à sa hanche. Elle fut ramenée des années en arrière, le jour où elle découvrit la puissance et la magie du baiser. Elle ne se souvenait pas du prénom du garçon qui l’avait entraînée dans une maison abandonnée, partiellement détruite, imprégnée d’une âpre odeur de lierre et de terre. Leurs bouches émerveillées et maladroites s’étaient explorées des heures durant, comme si leurs lèvres et leurs langues avaient le pouvoir fabuleux de suspendre le temps. Des langueurs inconnues s’étaient éveillées dans le corps de Jemma, elle avait désiré être léchée de la tête aux pieds par le souffle et la salive du garçon, rouler avec lui dans l’herbe fraîche, plonger dans un puits de félicité pure. Pourtant, elle s’était dérobée quand il avait essayé de glisser la main sous son tee-shirt pour caresser ses bourgeons de seins, un froid soudain s’était répandu dans ses veines, une douleur s’était déployée dans son ventre, elle s’était enfuie en courant, pourchassée par un chœur de voix grinçantes. Elle n’avait jamais retrouvé l’émoi et la sensualité de cette première fois.

Jusqu’à ce soir.

Aucune voix grinçante ne s’éleva en elle lorsque la main de Luc se faufila sous ses vêtements. Seulement des bruits de pas sur le plancher de la remorque. Ils eurent à peine le temps de se détacher l’un de l’autre. Les couvertures furent brusquement soulevées et projetées loin d’eux, le rayon d’une lampe se ficha dans les yeux de Jemma. Un courant d’air froid se faufila sous ses vêtements. Éblouie, elle eut le réflexe de rabattre son pull et sa parka, puis de baisser la tête pour dissimuler les rougeurs probables de son visage – ses joues et son menton avaient cette détestable habitude de se couvrir de plaques rouges lorsqu’elle s’embrasait, pas très agréable pour le partenaire. La lumière se déplaça sur Luc, qui demeura parfaitement impassible. Une silhouette se détachait sur le fond de ténèbres. Sa respiration sifflante emplissait tout l’espace et dominait le brouhaha distant. Relevant les yeux, Jemma entrevit le canon sombre et mat d’une arme. Le rayon se posa à nouveau sur elle, s’attarda sur sa poitrine, son bassin, ses jambes. Passa une deuxième fois sur Luc. L’examen s’éternisa, l’homme se demandait sans doute quoi faire des deux clandestins. Il marmonna quelques mots en turc. Luc écarta les mains pour lui montrer qu’il ne comprenait pas.

« You, Europe ? »

L’homme parlait à voix basse, comme s’il ne voulait pas attirer l’attention des autres. Luc acquiesça d’un hochement de tête.

« German ? English ? French ? »

Luc valida la dernière proposition d’un mouvement de main.

« Where you go ?

 Damas, Syrie, murmura Luc.

— For what ?

 We’re looking for kids, children.

 Army of children ? »

La frayeur avait fêlé la voix de leur interlocuteur.

« Yes.

 You crazy. Nobody back front there. Never.

 We want see. »

L’homme posa sa lampe sur le coin d’une caisse et s’accroupit, se présentant dans le halo lumineux. Sa jeunesse surprit Emma. Son embryon de moustache ne suffisait pas à compenser la rondeur de ses joues et la naïveté de ses yeux noirs. Des replis de son large turban tombaient quelques mèches sur ses tempes et son front. Elle ne lui donnait pas plus de quinze ans. Il avait posé son fusil d’assaut entre ses jambes, la crosse sur le plancher.

« I… » Il se retourna, comme s’il craignait d’être entendu. « I like very much Europe, United States, I will go there.

— Europe is bad, now, because war. And United States are closed. Nobody can go in, even europeen people. »

Le garçon hocha la tête avec une gravité empreinte de tristesse.

« This world is… »

Il s’interrompit et fixa Jemma.

« You are beautiful lady. You be worth fifteen thousands euros. Maybe twenty.

 She’s not for sale », intervint Luc.

Le garçon se leva dans un craquement d’os, reprit sa lampe, laissa le rayon pointé un petit moment sur ses vis-à-vis.

« I know. Nobody wants to be sold ! Stay hidden. And, please, don’t make any noise… Don’t kiss. »

Il les salua d’un sourire malicieux, se retourna et sortit de la remorque. Luc et Jemma rassemblèrent les couvertures. Avant de s’allonger, elle lui glissa à l’oreille :

« Je ne savais pas qu’on faisait autant de bruit en s’embrassant ! »

Ils restèrent toute la nuit couchés sous les couvertures, serrés l’un contre l’autre, bougeant de temps à autre leurs bras ou leurs jambes ankylosés en s’appliquant à faire le moins de bruit possible. Malgré la sympathie affichée du jeune Turc, la peur d’être dénoncés ne les quitta pas jusqu’à l’aube. Le brouhaha se prolongea très tard, entrecoupé d’éclats de voix aigus, de youyous et de staccatos de fusils d’assaut. Des odeurs de viande grillée et de café avivèrent leur faim et leur soif. De brèves conversations s’élevèrent tout près du camion, sans doute la relève des sentinelles, et aussi les crépitements caractéristiques de jets d’urine sur la neige dure. Jemma dut contenir sa propre envie de pisser et un besoin de plus en plus pressant de tousser. Par chance, un filet d’air lui parvenait entre les couvertures et lui permettait de respirer à son aise. La situation, si elle se prolongeait, deviendrait intenable. Elle se raccrochait à la main de Luc, qu’elle pressait de temps à autre à la fois pour se détendre et se rassurer. Si seulement elle avait pu s’étourdir dans un deuxième baiser, ressusciter le pouvoir magique des bouches et des peaux mêlées, le temps se serait affolé, les heures auraient dansé, les planches rugueuses se seraient ouvertes, ils auraient flotté en apesanteur dans un gouffre de délices, ils se seraient réduits au ballet fascinant de leurs lèvres et leurs langues. Elle n’était plus qu’un désir en souffrance, pensées délirantes prisonnières des tyrannies organiques, froid et chaud, fantasmes et frayeurs mêlés, rétentions et débordements ; elle espérait, elle implorait que Luc lui baisse son fuseau et la pénètre d’un seul coup, baisée, fendue en deux comme une bûche, puis la martèle sans répit jusqu’à ce qu’elle se liquéfie et coule entre ses doigts. Elle flairait le désir de Luc, aussi violent, aussi exacerbé, que le sien. Le temps s’était pétrifié au-dessus d’eux, les heures avaient cessé de s’égrener.

La promesse timide du jour naissant ne vint pas mettre un terme à leur supplice. Il fallut encore attendre que la petite ville s’éveille, que les premiers bruits retentissent, qu’Ali et Hussein fassent le plein à l’aide d’une noria de jerrycans, puis se confondent en salutations avant de s’engouffrer enfin dans la cabine et de démarrer le camion. Les ululements des hommes et les guirlandes de coups de feu furent bientôt absorbés par le grondement du moteur.

 

Jemma sauta de la remorque et, sans prendre le temps de saluer les deux Irakiens, fila s’accroupir derrière un piton rocheux. Les rires des convoyeurs accompagnèrent son interminable miction. Ils n’avaient pas roulé très longtemps après avoir quitté la petite ville. La piste sinuait entre les profondes dépressions et les crêtes tourmentées. Elle devenait par endroits si étroite qu’elle paraissait incapable d’accueillir le camion. Des parois nues et rouille brisaient de loin en loin la blancheur monotone. On distinguait des vestiges de villages dans le fond des gouffres. Ali et Hussein offrirent du pain frais, des fruits confits, de la viande séchée et du thé brûlant à leurs passagers.

Ali montra le soleil et dessina une courbe en direction de sommets situés vers le sud.

« Osmaniye… »

Luc traduisit qu’il prévoyait d’arriver à Osmaniye avant la fin du jour.

« Bientôt la frontière syrienne.

— Et ensuite ? demanda Jemma.

— Direction Damas.

— Pourquoi Damas ? Pourquoi pas Bagdad ou Amman ?

— C’est dans la région de Damas que la légende situe l’armée des enfants.

— Elle n’est pas très proche de la frontière, si je me souviens bien.

— Entre quatre et cinq cents bornes. On devra trouver un autre moyen de locomotion. »

Les yeux d’Ali s’éclairèrent par-dessus le gobelet qu’il tenait devant sa bouche. Il désigna Luc, puis Jemma :

« Damas ? »

Il attendit que ses deux interlocuteurs acquiescent pour se frapper la poitrine, puis il mima un conducteur tenant un volant, imita le bruit d’un moteur d’une vibration prolongée des lèvres et indiqua la direction du sud d’un large geste du bras.

« Damas…

— Qu’est-ce qu’il veut dire ? demanda Jemma.

— Qu’il connaît quelqu’un, ou qu’il trouvera quelqu’un, qui pourrait nous emmener à Damas », expliqua Luc.

Il fit le geste universel pour symboliser l’argent, l’index frotté sur le pouce. Ali répondit en tendant la main, les doigts écartés.

« Je suppose que ça veut dire cinq cents euros. Pas donné. Je pense que la moitié au moins sera pour lui.

— Bah, au point où on en est… Dis-lui que c’est d’accord. »

Luc leva le pouce, Ali conclut l’accord d’un sourire avant de vider son gobelet.

Ils roulèrent jusqu’au crépuscule sans rencontrer de difficulté autre que des pentes verglacées, des éboulis et des congères agrégées autour d’arêtes rocheuses. Ils croisèrent plusieurs véhicules, d’autres camions, des jeeps et même un vieux bus aux fenêtres grillagées où s’entassaient beaucoup plus de passagers et d’animaux qu’il ne pouvait en contenir. Par un second petit accroc pratiqué dans la bâche, Jemma et Luc pouvaient tous les deux contempler le paysage et briser la monotonie du voyage. Ils laissaient derrière eux la Cappadoce, longeaient un massif montagneux, les monts Taurus sans doute, se rapprochaient du sud, de la côte méditerranéenne. La piste s’améliorait, se transformait par endroits en une vraie route dont les énormes nids-de-poule étaient comblés de pierres ou de glace, accueillait un trafic de plus en plus dense. La neige se parsemait maintenant de larges bandes de terre nue et ocre. Quelques résineux aux troncs et aux branches torturés coiffaient les crêtes. Ali était parvenu à leur faire comprendre que les seigneurs de guerre étaient plus nombreux dans la région que dans le centre du pays, le temps y étant nettement moins rude, et que, par conséquent, il leur fallait redoubler de prudence. Ils passaient une bonne partie de leur temps enlacés, cultivant un désir qu’ils refusaient de consumer dans n’importe quelle condition. Ils n’en avaient pas parlé, c’était un accord tacite, une évidence. Pas question de prendre le risque d’être dérangés par des pillards de la route comme ils avaient été surpris par le jeune Turc dans la remorque, et puis ils savaient l’un et l’autre que le plaisir se nourrissait aussi d’attente. Assis derrière les deux dernières caisses de poissons, ils se tenaient prêts à se cacher sous les couvertures à la moindre alerte.

« Qu’est-ce que tu voulais dire par la porte de nouveaux mondes l’autre jour ?

— Je suis parti d’une théorie un peu folle. De certaines vieilles légendes inuit, par exemple, où il suffit de prononcer le mot pour créer la forme. Gare aux maladroits : ils se retrouvent avec des créatures mal foutues et désobéissantes. La Bible dit que le Verbe s’est fait chair, et d’autres textes sacrés, d’autres traditions associent le langage et la création.

— Et alors ?

— Alors je suis parti de l’idée, exprimée par Vaï Ka’i et d’autres avant lui, que l’homme n’était pas seulement locataire de son univers, mais son cocréateur. En gros, lors d’un passage délicat que nous pourrions appeler la chute, le je s’oublie en tant que créateur, en tant que source de son existence, pour se faire créature, soumise au conditionnement de l’espace et du temps, et donc de son monde, de sa race, de sa société, de sa religion, de son sexe, de son âge. Si on prenait l’analogie du théâtre, on dirait que le comédien s’identifie au rôle en ayant oublié qu’il est l’auteur de la pièce, qu’il a écrit ses textes et programmé ses expériences. Le rôle réduit l’acteur à l’ego, ce minuscule cabot qui se gonfle d’importance pour occuper tout l’espace. La porte de l’autre monde, c’est celle qui ramène le je dans l’état primordial, le jardin d’avant la chute, la maison de toutes les lois chère à Vaï Ka’i, l’endroit où le je se sépare de l’ego et se souvient de sa nature créatrice. Je crois que, dans cet état, chaque pensée, qui est le Verbe de l’âme, se matérialise et se combine avec les autres pensées pour engendrer l’univers. L’univers serait le produit toujours changeant des interactions des pensées humaines. Ça paraît dingue à première vue, non ?

— Oh, moi, je ne sais plus quoi croire. Je trouve seulement que ton raisonnement est dangereux : il permet à tous les bourreaux, petits ou grands, de justifier leurs actes. Un mec qui torture ou maltraite quelqu’un peut dire : c’est lui qui l’a voulu. Un dictateur qui fourre des millions de gens dans des camps ou des fours crématoires peut dire : je n’y suis pour rien, ils l’ont voulu.

— Une réaction normale de je créature. La faiblesse du je créature, c’est justement de coller la responsabilité de ses actes sur d’autres je créatures, en une sorte d’association de jeux de rôles, les interactions dont je parlais tout à l’heure. Je constate que ce système, où le bourreau et la victime se renvoient sans cesse à la tête leurs histoires, leurs rancœurs, leurs misères, a conduit le monde au bord du chaos. L’humanité, dans sa forme actuelle, a accumulé un certain savoir, mais elle n’est pas devenue intelligente. Elle a entrepris une longue œuvre de destruction qui arrive à son terme. La logique de la chute, de l’oubli. Pour en revenir à l’histoire du bourreau et de la victime, la reconquête du je créateur n’empêche nullement la compassion, bien au contraire. Elle permet d’accéder à l’amour véritable, la plus haute forme d’intelligence, la fantastique énergie de l’univers. Nous avons le devoir d’agir dans le champ de matière, sur la scène, mais c’est avec la dimension créatrice du je que nous pouvons réellement apporter notre pierre au monde.

— Et les enfants l’auraient redécouverte, cette dimension créatrice ?

— C’est ce que je compte bien vérifier.

— Pourquoi à Damas ?

— À cause de la légende. Mais le lieu n’a probablement d’importance que pour nous : il nous a seulement poussés à nous mettre en chemin. »

Les Chemins de Damas
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